Idées - Tribune libre - Histoire -
Article paru le 25 mai 2010 – dans l’Humanité
TRIBUNES & IDÉES
Les cahiers inédits d’une cure avec Freud
Jean-Pierre Trocmé, psychanaliste
 
La publication, à l’initiative de sa petite fille, du journal que tint, en 1921 à Vienne, une jeune psychiatre suisse de son analyse intensive et réussie avec le professeur Freud.
MON ANALYSE AVEC LE PROFESSEUR FREUD, d’Anna G. Édité, sous la direction d’Anna Koellreuter, traduction Jean-Claude Capèle. Éditions Aubier, 354 pages, 2010, 23 euro Éditions Aubier, 354 pages, 2010, 23 euros.
Plusieurs auteurs ont fait le récit de leur analyse avec Freud. Par exemple Hilda Doolittle, Helene Deutsch, Abram Kardiner ou encore Joseph Wortis. Tous ces récits ont en commun d’avoir été rédigés dans le but d’être publiés et de transmettre, et tous leurs auteurs sont devenus analystes. En revanche, Anna G. n’a jamais eu l’intention de partager avec d’autres l’expérience de son analyse. C’est par hasard qu’après sa mort, sa petite fille, Anna Koellreuter, analyste zurichoise, a eu accès tout d’abord à une lettre de Freud fixant à sa grand-mère les conditions de la cure et, surtout, à deux cahiers d’écolier où étaient consignées des notes relatives à ses séances. Anna Koellreuter a attendu une dizaine d’années avant de publier ces cahiers en s’adjoignant la collaboration de neuf analystes qui ont chacun écrit un article à propos de ce récit de cure.Anna G. était alors médecin psychiatre à la célèbre clinique du Burghölzli, à Zurich, dont Bleuler a été le directeur, quand, sur recommandation de Pfister, elle s’est adressée à Freud pour entreprendre une analyse. À vingt-sept ans, fiancée depuis plus de sept années, elle n’arrivait pas à se décider à se marier. Après un échange épistolaire avec Freud, elle se rend à Vienne et, du 1er avril au 14 juillet 1921, elle ira quotidiennement au 19, Bergasse, excepté le dimanche. Durant tout ce temps elle va jeter sur le papier de façon totalement spontanée, mais avec une certaine irrégularité, non pas un compte rendu fidèle et complet du récit de ses séances mais des bribes des associations qui s’y sont produites, les thèmes abordés, ses fantasmes, beaucoup de fragments de rêves et surtout les interventions et les interprétations de Freud. Certes, il faut tenir compte du fait que ce journal a été rédigé dans le cadre du prisme du transfert mais il ouvre une fenêtre tout à fait intéressante sur la façon dont Freud a travaillé avec Anna G.
Des témoignages ont pu présenter Freud totalement muet durant les séances ou, au contraire, très bavard… Avec Anna G., on découvre un Freud très intervenant, racontant des histoires juives, n’hésitant pas à rappeler sa théorie pour faire avancer la cure, s’autorisant parfois la suggestion, se conformant en somme très peu aux conseils qu’il prônait pour les analystes débutants et qui ont parfois été transformés en commandements ou interdits par certains de ses continuateurs, figeant ainsi toute innovation créatrice. Paradoxalement, comme le rappelle, ici, Ernst Falzeder en citant Putman, Freud était « très peu orthodoxe » dans sa pratique. C’est un des grands intérêts de ces cahiers que de suivre Freud dans la conduite très vivante de l’analyse de cette jeune femme, qui ne deviendra pas analyste, mais dont la vie connaîtra à partir de cette cure, une tout autre trajectoire que celle dans laquelle la névrose allait l’aliéner.